petit hommage à ma mère
Ma mère était toujours d'humeur égale, mauvaise.
Et conséquemment, de mauvaise foi. Elle se disait critique. Quand elle donnait son avis, il était contraire. Quand on avait assimilé sa philosophie du contre-pied, il devenait facile d'obtenir d'elle ce que l'on voulait. La plupart du temps, nous préférions, mon père et moi, le silence, la résistance passive et la pensée clandestine.
Nous ne sommes jamais partis en vacances au bord de ma mère.
Dès le premier jour de juillet, elle m’envoyait en colonie de vacances au bord des larmes.
Nous partions coloniser le Tonkin, la Cochinchine, St Pierre, Miquelon, le sud algérien ou les comptoirs français de l’Inde : Pondichéry, Chandernagor…
Le car Giron roulait toute la nuit. Mon ventre avait mal au colon.
Les parents se séparaient de leurs enfants rachitiques de l’après guerre pour préserver leur santé : les colos de cette époque étaient sanitaires, donc salutaires. Les derniers tickets de rationnement qui flottaient dans le porridge étaient vitaminés.
On nous pesait à l'arrivée et à la fin du séjour.
Un été où j'avais pris 440 grammes, cheftaine Rose dit : ta maman ne va pas te reconnaître ! C'est ce qui arriva.
Tous les colons repartis, je restais seul à la colo avec cheftaine Rose. Elle était belle et blonde comme la Flora du Titien. J'étais fou amoureux ! Elle avait vingt ans à peine, moi sept, la différence d’age ne me posait aucun problème.
Nous vécûmes de pêche, de chasse et de cueillette jusqu'en septembre.
Les jours de pluie, nous écrivions une carte postale à mes parents :
"Chers vous deux, j'espère qu'il en est de même pour vous. Il fait beau. Je m'amuse bien à la colonie. J'ai une petite camarade. Je mange bien. On se baigne. Bons baisers. Jacky."
Mais Rose s’enfuit comme s’enfuient les Roses, l’espace d’un instant, sur un bateau en papier, avec un Robinson Crusoë, un vendredi.
Tu es ma mère incomplètement faite
à gauche du poêle contre le mur blanc
il manque quelques paillettes à ton œil
nu et clair, quelques dents en bouche
le serre-tête, le cheval, le chien
Accordéon de l’orphéon des tiques
et des rogatons, il manque un ciel à ta garde-robe
un ciel éclatant et serein, du papier à baiser
lettres et ratures, de la crème aigre
et un ami loup
Eugène Savitzkaya